J’ai toujours été fasciné par les fleurs de bitume. D’aussi loin que je me souvienne. Pourquoi ? La réponse ne vous plaira sans doute pas, mais je n’en sais rien. Le contraste, sans doute. La plupart des gens leur sont indifférents quand les autres ne leur trouvent que vulgarité. Leur beauté n’est appréciée que par de rares, trop rares, personnes. Je pourrais vous parler pendant des heures des couleurs qu’elles arborent. Il y a celle, jaune soleil, qui pétille de vie ; la bleu pensée qui traine sa mélancolie sur les trottoirs ; l’arrogance rouge de la fleur de pavot lorsqu’elle attise désir et convoitise ; la phosphorescente belle-de-nuit et les papillons qui la butinent jusqu’aux aurores. Je pourrais vous raconter la discrète pâquerette, ses pétales blancs innocents, légèrement rosés à l’orée du printemps, petite fille qui n’attend que d’être cueillie. L’élégance de ce bouquet qui s’étale sur le goudron vous est inaccessible. Je pourrais encore vous raconter les odeurs qui se mêlent, pot-pourri entêtant, suave, capiteux. Les notes de lavandes, le musc et l’ambre ; la fragrance aigre des fleurs flétries d’avoir trop longuement pris le soleil ; les effluves légers de la fleur en bouton, volatile jeunesse ; les notes sucrées qui invitent à toutes les gourmandises. Rien n’est plus beau à mes narines que lorsqu’au cœur de la ville ces invitations au voyage rencontrent les vapeurs d’essence, les gaz d’échappement, les odeurs de pisse qui tapissent les murs. Mais ça aussi, vous ne pouvez pas le comprendre.

Je sais ce que vous pensez. Vous attendez la vérité, mais il m’est impossible de vous livrer l’histoire blanche et neutre que vous voulez. La seule vérité que je puisse vous donner est la mienne, celle qui passe par mes yeux, mes narines, ma peau, ma langue. Que vous vouliez ou non l’entendre ne me concerne pas. Que je vous dégoûte, que vous ne voyiez en moi que fange et rebut, à cela je suis habitué. Ça ne me touche plus. Maintenant que cela est dit, laissez-moi dérouler le fil. Je vous en prie. Il y a des histoires qui ne peuvent pas attendre, qui doivent se dire et se délivrer. Celle-ci est de celles-là.

Les fleurs de bitume m’ont donc toujours fasciné. Du plus loin que je m’en souvienne. Et je peux vous affirmer — oui, les yeux dans les yeux — que je me souviens loin, très loin dans l’enfance. La première qui me captiva était cyclamen. Je suppose que remonter le temps jusqu’à cette période ne vous intéresse pas, que vous vous fichez de ce qui habite un môme de cinq ou six ans, même si ce môme c’est moi, n’est-ce pas ? Je vous propose un bond dans le temps, avance rapide, jusqu’à mes douze ans. J’étais en cinquième, au collège des Lilas — oui, vous le savez déjà, vous qui pensez me connaître. Mais avouez que l’anecdote est… cocasse ! Ce nom de fleur au parfum si délicat pour un collège dans cette banlieue pourrie. C’est donc en cinquième que je rencontrai Dolza. Comme moi, il n’avait pas beaucoup d’amis. Je crois que c’est cela qui nous a rapprochés : la détestation que les autres gamins nous portait. C’est impitoyable, un enfant. Dolza se surnommait lui-même Le Collectionneur. Il faut dire qu’il en avait, des collections. Ça lui avait pris tout petit, avec les cartes Panini. Puis il avait continué, année après année. Les timbres, les cartes téléphoniques, les pierres… Tout ce qu’il pouvait conserver, exposer sur une étagère, compiler dans un classeur lui devenait nécessaire. Une manière comme une autre combler son vide. Il aurait pu bouffer à en crever, se droguer, mais non, il avait choisi de collectionner. Il fut le premier à me parler des herbiers. L’idée même que l’on puisse conserver la beauté d’une fleur entre deux pages d’un livre me subjugua. C’est précisément cette année-là que l’idée germa de commencer moi aussi ma collection. Cependant, je devais patienter encore. A douze ans, même avec une mère absente, il m’était difficile, presque impossible, d’arpenter les rues à la recherche de mes précieuses. Pendant des années je me suis contenté d’observer. Et de planifier.

C’est le soir de mes dix-huit ans que j’ai cueilli ma première fleur de bitume. C’était un tournesol. Je me demande encore comment une si belle plante avait pu pousser ici, quel est le con qui avait laissé s’échapper cette graine. Elle rayonnait au milieu de tout le gris qui l’entourait. Elle recherchait le soleil, c’était une évidence. Il m’était tout aussi évident qu’elle ne l’aurait jamais trouvé ici. C’est sans doute pour cela que je n’ai pas hésité, pas plus d’une demi-seconde. La rue était vide, comme souvent dans ces coins reculés. Je me suis approché, doucement mais d’un pas assuré. Ma main n’a pas tremblé lorsque j’ai sorti ma lame. J’avais prévu un petit couteau de poche. Un de ceux dont la lame se replie dans le manche en bois. Quelle stupide erreur ! Avez-vous essayé de cueillir un tournesol ? Son corps est plus robuste qu’il n’y parait. Un sécateur ou une lame plus large aurait permis une cueillette plus propre. Sa peau s’est déchirée. La sève coulait. J’ai coupé un petit morceau de tige — de peau, oui, si vous préférez, pas grand, quelques centimètres à peine. Je l’ai glissé entre les pages de mon carnet, accompagné de quelques pétales blonds que je lui ai arrachés. J’aurais voulu être plus doux, j’étais mal préparé, dépassé par les émotions, le pouvoir, la fascination, l’amour, la puissance… Tout cela enivre. Savez-vous que la tige des tournesols est extrêmement rugueuse ? Je m’attendais à goûter au velouté, à une douceur insoutenable, j’ai découvert cette nuit-là le râpeux de son contact. Ce fût mon premier orgasme. Oui, j’ai joui de cueillir cette fleur, de l’arracher du pavé. Elle m’a ouvert les portes d’un plaisir jusque-là insoupçonné. Je bande rien qu’en y pensant.

Ma deuxième fleur de bitume était une rose. Elle n’avait rien à voir avec les roses des poètes. Je crois qu’ils nous mentent, les poètes. Bien sûr, elle était belle à sa manière :  d’une beauté différente, peut-être plus sauvage, plus brut. Plus sincère aussi. Ma Rose était piquée de milliers d’épines. Elle semblait décharnée, fanée, les membres percés de cicatrices. Presque éteinte. La cueillir, c’était en quelque sorte lui sauver la vie, conserver ce qu’il restait de sa beauté avant qu’elle ne se soit entièrement consommée. Et son parfum ! Ses effluves étaient incomparables à tout ce que j’avais connu alors. Un mélange animal, très envoûtant, musque, patchouli, ambre, des épices suaves qui tentaient de masquer l’odeur putride de la mort qui commençait à poindre. Cette fois, j’avais été prévoyant, un couteau de poche n’était pas suffisant. Une petite cisaille me permettrait d’être plus efficace, et surtout de moins abîmer la belle, la cueillir sans la blesser. Trois coups de sécateur et une dizaine d’éraflures après l’avoir croisée, son magnifique bouton rose et quatre épines rejoignaient mon herbier. Le plaisir à la cueillir était très différent. D’une violence extrême. Fort et puissant. Une sensation indescriptible. Je pensais les roses fleurs de tendresse, je m’étais trompé. J’ai connu cette nuit-là une jouissance telle que vos femmes ou vos maitresses ne vous offriront jamais.

Je pourrais vous raconter encore toutes celles qui composent mon herbier magique. Je les connais par cœur. Je sais le velouté de chaque pétale, de chaque peau qui le compose. Mais je lis dans vos yeux que c’en est trop. Vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes aussi gris que cette ville. La beauté vous restera inaccessible. A tout jamais. Mais à présent, vous connaissez la naissance de cette collection. Le reste, ce ne sont que des détails, et sans doute les connaissez-vous déjà. Ramenez-moi dans ma cellule maintenant. Je veux me reposer. Le futile de vos questions peut bien attendre demain.


Quelques notes au sujet de ce texte.

Il y a quelques temps, j’ai lu Blast de Manu Larcenet. Ça a été une grande, grande claque. C’est une lecture qui m’a secouée très fort.

Quelques temps après avoir terminé de lire la bande dessinée, L’herbier est venu souffler son histoire à mon oreille. Je ne l’ai pas choisie, elle s’est imposée à moi. Je sais, ça peut paraître con, mais c’est comme avec les mots papillons ; elle est venue alors que je ne lui ai rien demandé. Je n’avais jamais rien écrit de similaire, et je n’écrirais sans doute jamais rien de similaire — enfin ça, j’en sais rien ! Cette histoire n’est pas celle d’un violeur comme certaines personnes ont pu le lire, mais d’un assassin. Un collectionneur qui est persuadé qu’il ne fait rien de mal, qu’il ne fait pas de mal à ces femmes fleurs de bitume, simplement qu’il se construit un herbier pour conserver cette beauté que lui seul perçoit. Quand on est si souvent taxée de féminazie (j’abhorre ce mot !), c’est une histoire qui n’est pas facile à écrire, ni même à publier. C’est un texte qui me fait un peu me sentir « schizophrène » à cause de la dichotomie qu’il me demande. C’est étrangement le texte dont je suis aujourd’hui le plus fière, parce que c’est celui qui me semble — à ce jour — le plus abouti, le mieux construit et cela bien qu’il soit très très loin des histoires que j’ai envie de raconter.

Je voulais parler du lien entre les femmes et les fleurs en poésie, de la manière dont les poètes ont de tout temps utilisé la métaphore femme-fleur pour exprimer et justifier mépris, domination, sexisme ordinaire. Les exemple ne manquent pas, que ce soit les platitude Ronsardiennes ou cette ignoble Petite rose de Goethe... j’ai perdu le fil, je vais donc m’arrêter là.

Peut-être simplement dire, si cette histoire devait avoir une résonance, un sens, alors ce serait d’être vigilent à nos gestes au moins autant qu’à l’intention que l’on y met, à la responsabilité que l’on porte. La conséquence est parfois loin de l’intention, pour autant, elle existe au delà de l’intention.

Je dédie ce texte à Manu Larcenet. Si un jour, par le plus grand des hasards il passe par là…