Carton à dessins sous le bras et visage enfoui sous sa capuche, elle traverse le parc. Ça fait combien de temps ? Quinze ? Vingt ans ? Oui, ça doit bien faire vingt ans qu’elle n’est pas revenue ici. Rien n’a changé pourtant. Les allées de marronniers, les ginkos, les parterres de fleurs, la fontaine… Tout est à sa place. Exactement comme lorsqu’elle était petite. Elle bifurque sur sa gauche, sur ce petit chemin caché par les buis, qui ne mène nulle part. Nulle part, juste au mur en pierres d’où, elle le sait, elle pourra observer le monde. D’un saut, elle grimpe sur le muret et s’assied là, son carton à dessins à ses côtés.

De la poche kangourou de son sweat elle sort le sachet de bonbons qu’elle a achetés à la Boulangerie du Parc. Elle le pose à sa gauche. Machinalement, elle prend un Car-en-sac qu’elle porte à sa bouche tout en remontant les genoux sous son menton. Un frisson lui parcourt le dos. Elle resserre les bras autour de ses jambes. Le bonbon fond sur sa langue, et elle se dit qu’elle est devenue vieille. Oh ! Pas beaucoup. Juste assez pour apprécier cette saveur qu’elle détestait enfant. Un instant elle se demande si ce qu’elle aime ce n’est pas le goût du souvenir plus que celui du bonbon. Elle sourit.

Au loin, du coin de l’œil elle aperçoit l’espace de jeux. Les rires des enfants sous les yeux inquiets des mamans. Les balançoires qui s’envolent vers le ciel. Les pigeons qui n’ont pas peur du bruit, qui n’ont plus peur des gestes brusques ni des faux coups de pieds. Le tourniquet et ses premières ivresses. L’insouciance.

Elle se redresse, replie ses jambes en tailleur et pose son carton à dessins dessus. Elle en tire une feuille, et commence à y crayonner la vie tout en continuant de piocher ses gourmandises dans le petit sachet. De la pointe de son crayon, elle dessine ce petit mec. Celui qui s’amuse à sauter de flaque en flaque avec son blue-jean délavé à double ourlet, ses Converse rouge mouillé, et son sourire heureux d’enfant édenté. Elle se dit que la p’tite souris lui a sans doute rendu visite quelques jours avant. Et sans même qu’elle ne s’en rende compte, le petit rongeur a pris place dans le coin de sa feuille. Elle griffonne la maman qui râle, lui prenant la main pour mettre fin à ce jeu qui n’a que trop duré. Le regard exaspéré et plein d’amour qu’elle entrevoit, juste avant qu’ils ne lui tournent le dos et s’en aillent.

Un brin de nostalgie lui chatouille le cœur en les regardant partir. Elle se souvient des heures passées ici avec son père, à arpenter les moindres recoins du parc. Respirer le parfum des fleurs, escalader le muret, jouer avec l’eau de la fontaine. Des fous rires partagés. Et de la tendresse dans ses yeux à lui. Elle n’a pas hérité de leur joli bleu pâle. Non, elle, elle a les yeux en amandes noisette de sa mère. De lui, elle a hérité le regard sur le monde. La nostalgie et la poésie. Elle tend à nouveau la main vers le sachet de douceurs au goût de souvenirs. Un moment furtif, à peine un battement de cils, elle a cru rencontrer la sienne. Sa main de papa, chaude et rassurante autour de sa main de petite fille. Elle ne rencontre que le sachet en plastique froid qui bruisse sous ses doigts. Même la Boulangerie du Parc a fini par remplacer ses petites poches en papiers si joliment décorées par cet infâme plastique froid.

Au loin, à sa droite, elle regarde le banc. Un couple adolescent s’y est installé. Elle voit dans leurs baisers la promesse d’un amour éternel. Elle aussi, elle a aimé comme une folle plus jeune. Aujourd’hui, elle ne sait que trop bien que dans quelques jours, quelques mois, leurs promesses s’adresseront à d’autres yeux amoureux. Elle se dit que les amours adolescentes ne durent jamais toujours. Elle les esquisse, tous les deux, les yeux dans les yeux, leurs cœurs entrelacés gravés dans le bois du dossier. Elle rit en se disant que ce dessin est tellement cliché ! Elle est un peu déçue de voir que leur banc abrite aujourd’hui des adolescents amoureux. C’était ici qu’ils s’installaient tous les deux pour regarder la vie. C’était juste là qu’il lui avait appris la nostalgie, la tendresse et la poésie. Elle s’en souvenait bien de ces dimanches après-midi à arpenter les allées, à regarder les autres enfants et à le questionner sur le temps. Le temps qui passe, qui file, qui assassine. Le temps qui vole la vie et les souvenirs. Alors il fallait regarder intensément, respirer, s’enivrer, se dépêcher de rire et de vivre avant que le temps n’emporte tout avec lui.

Une goutte tombe sur sa feuille. La pluie qui revient. Celle qui tombe du ciel, ou bien peut-être celle qui affleure au bord de ses yeux. Qu’importe. La pluie est le signe qu’il est temps de partir maintenant. Prendre le métro et rentrer chez elle, dans son petit appartement. Alors elle range ses ébauches dans son carton à dessins et saute du muret. Elle attrape le sachet de bonbons pour l’enfouir dans la poche de son sweat. Il ne reste plus que deux petites douceurs à l’intérieur. Elle attrape le Carambar, essaie de l’ouvrir sans en abimer l’emballage. Elle n’y parvient pas. Comme à chaque fois le papier qui entoure la barre de caramel se délite en une multitude de confettis qu’elle glisse dans sa poche.

Dans le sachet, il ne reste plus qu’un seul bonbon. Celui qu’elle n’a jamais aimé manger. Elle rit aux éclats. Finalement elle ne rentrera pas chez elle. Non. Elle va lui rendre visite à lui. Lui apporter le bonbon coquillage. Un de ceux qu’il piquait parfois à la boulangerie quand il était môme. Ce bonbon qui lui coupait les lèvres, mais qu’il ne pouvait pas s’empêcher de savourer. Elle quitte le parc heureuse.


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